Joseph Schumpeter et la VAR à 99.5%

Au début du siècle, Joseph Schumpeter dans un livre devenu désormais célèbre « Théorie de l’évolution économique» introduisait, entre autres théories, l’idée de « destruction créatrice ». Cette théorie veut que l’innovation soit à la fois cause du progrès et des crises. Pour s’exprimer, l’innovation doit bousculer les structures en place et conduire à la faillite des monopoles et à la disparition des situations acquises. Dans cette vision du capitalisme, la faillite des entreprises est indissolublement liée au progrès des industries. L’invention de l’automobile ne peut se faire qu’au prix de la disparition des fabricants de calèches !

Nous avons aujourd’hui des exemples pratiques de cette destruction créatrice. L’image numérique a fait périr des géants de la photo argentique, la musique numérique a permis à Apple de détrôner les « monstres de l’analogique », la presse numérique met à mal les titres de la presse traditionnelle et menace leur existence.

Ce mouvement de disparition qui, selon Schumpeter, garantit le progrès, est combattu par tous ceux qui vont y perdre leur emploi et c’est tout à fait compréhensible.

Toutefois, c’est un combat souvent sans espoir et en paraphrasant Machiavel on pourrait dire « On n’évite pas une faillite, on ne fait que la différer à son désavantage»[1].

Le monde financier a entrepris de démontrer qu’il échappe pour sa part à cette règle. La faillite a été en quelque sorte bannie du vocabulaire de l’industrie financière. Une banque, une compagnie d’assurance ne doivent pas faire faillite.

C’est au nom de cette idée que nous avons collectivement choisi de sauver les banques en 2007/2008 et dans les années suivantes. Peut-être l’avons-nous payé de la mise en faillite des états, ce que nous saurons dans les années à venir.

Cette théorie de l’inconcevabilité de la faillite des sociétés financières a aussi une conséquence en assurance : c’est l’adoption du quantile 99.5% pour la VaR comme niveau de risque dans solvabilité 2.

En choisissant ce niveau on condamne (et j’insiste sur le terme condamner) les compagnies d’assurance à ne quasiment jamais faire faillite… avec pour conséquence, si l’on suit Schumpeter, une disparition de la destruction créatrice, du chaos créateur nécessaire au progrès de toute industrie.

S’accrocher au 99.5 % c’est évidemment donner une garantie très forte aux assurés. Mais cette garantie n’est-elle pas trop forte ? Ne donne-t-elle pas une prime aux entreprises en place, n’évite-t-elle pas l’entrée de nouveaux entrants ? Ne pèse-t-elle pas sur tout projet trop risqué ? N’interdit elle pas en fait l’investissement dans les entreprises industrielles ? Le prix de la sécurité accordée aux assurés a-t-il été réellement évalué par les régulateurs ? On peut en douter lorsqu’on entend les débats sur le calibrage des formules, les mesures contra cycliques, les primes de liquidité, la revue des garanties de long terme.

Toutes ces solutions ne restent que des cautères sur des jambes de bois : tant que l’idée même qu’une compagnie d’assurance peut faire faillite n’aura pas été acceptée, les législateurs devront accepter que l’industrie de l’assurance risque peu, et innove modérément. Et si M. Schumpeter avait connu la VaR à 99.5%, il se serait peut être posé la question « Can insurance survive ?[2] ».

[1] On n’évite pas une guerre, on ne fait que la différer à son désavantage Le Prince Machiavel

[2] Prologue de son livre de 1942 « capitlism, socialism and democracy » où Schumpeter écrit « can capitalism survive ? »