La directive solvabilité a prévu dans son article 48 que les compagnies d’assurance devront compter parmi les quatre fonctions obligatoires pour leur gestion, une fonction actuarielle. Cette fonction est décrite dans les termes suivants :
- coordonner le calcul des provisions techniques ;
- garantir le caractère approprié des méthodologies, des modèles sous-jacents et des hypothèses pour le calcul des provisions techniques ;
- apprécier la qualité des données utilisées dans le calcul des provisions techniques ;
- comparer les meilleures estimations aux observations empiriques ;
- informer l’organe d’administration, de gestion ou de contrôle de la fiabilité et du caractère adéquat du calcul des provisions techniques ;
- superviser le calcul des provisions techniques dans les cas visés à l’article 82 ;
- émettre un avis sur la politique globale de souscription ;
- émettre un avis sur l’adéquation des dispositions prises en matière de réassurance ;
- contribuer à la mise en œuvre effective du système de gestion des risques visé à l’article 44, en particulier pour ce qui concerne la modélisation des risques sous-tendant le calcul des exigences de capital prévu au chapitre VI, sections 4 et 5, et pour ce qui concerne l’évaluation visée à l’article 45.
Une responsabilité limitée…
Ce qui frappe à première vue et contrairement à ce que prétendent certains observateurs, c’est l’étonnante modestie de l’étendue des pouvoirs qui sont donnés à la fonction actuarielle dans cette article.
Pour vous en convaincre il suffit de comparer à l’article 24 de la LSA (loi sur la surveillance des assurances) suisse.
- L’actuaire responsable porte les responsabilités suivantes:
- la marge de solvabilité est calculée correctement et la fortune liée est conforme aux dispositions du droit de surveillance;
- les bases techniques utilisées sont adéquates;
- les provisions techniques constituées sont suffisantes.
- S’il constate des insuffisances, il en informe immédiatement la direction de l’entreprise d’assurance.
- En outre, il établit périodiquement un rapport à l’intention de la direction ou, pour les entreprises d’assurance étrangères, du mandataire général. Pour les insuffisances constatées, il indique dans son rapport les mesures qu’il a proposées pour régulariser la situation ainsi que celles qui ont été effectivement prises.
- L’autorité de surveillance édicte des dispositions complémentaires concernant les tâches de l’actuaire responsable et le contenu du rapport qu’il est tenu d’établir.
Par contraste, sur les huit paragraphes de l’article 48, sept font appel à des verbes dont la prudence jésuitique ne vous aura pas échappé : il s’agit de coordonner, apprécier, comparer, superviser, émettre des avis, contribuer. J’imagine mal que l’on puisse engager la responsabilité de qui que ce soit sur des bases pareilles : je vous en laisse juge. J’ai même pu lire récemment à propos de cette question : « Je n’envisage pas de signer un rapport actuariel tant que ma responsabilité d’actuaire n’est pas plus clairement définie ». Je crois vous avoir montré plus haut que rien dans la Loi ne mentionne un tel rapport signé et qu’il y a loin des mots « signer un rapport » à « émettre un avis »…
L’actuaire ne saurait se substituer aux autorités de contrôle :
Cette responsabilité limitée trouve son origine dans les conceptions différentes du Contrôle des entreprises au sein de l’espace européen. Le législateur n’a visiblement pas voulu établir dans toute l’Europe un système d’actuaire signataire des provisions à l’image de ce que l’on trouve en Grande Bretagne ou en Belgique. Ce modèle eut constitué pour beaucoup de pays une révolution, une mise en cause de la conception « philosophique » qui préside à leurs missions de Contrôle : le Contrôle est et demeure une prérogative étatique qui ne se délègue pas aux opérateurs privés même au prix d’obligations spécifiques ou d’agréments. Cette position pourra t elle être longtemps tenue ? J’en doute pour ma part : la complexité des calculs requis et des modèles ne permettra pas aux autorités européenne d’éviter une délégation partielle des fonctions de Contrôle. Mais pour le moment la directive pose un socle minimal qui ne rend pas cette question d’actualité.
Ou aux Conseils…
De plus cette responsabilité limitée de la fonction actuarielle renforce la responsabilité ultime de l’administrative and management body (nulle part précisément défini) qui doit sous sa seule autorité garantir la gestion des risques de la Société et le résultat des calculs effectues. Dans ces 7 paragraphes l’actuaire est bien un expert qui apporte ses lumières au management (il émet des avis, compare, informe) mais ne décide en aucune façon. A l’image de l’augure romain (cette comparaison avec les augures n’est pas dénuée de tout fondement mais cela constituerait une conférence entière) qui va scruter les cieux pour établir si les dieux sont favorables ou défavorables à tel ou tel projet, l’actuaire va se contenter au terme de la directive de donner des indications aux décideurs. Ces derniers sont libres de le suivre ou de ne pas le suivre dans ses avis. Pour être totalement honnête, et d’ailleurs a l’image des augures romains, ne pas suivre leurs recommandations ou avis ne sera pas sans danger : s’il n’est pas dans ses missions responsable, l’actuaire est plutôt un créateur de responsabilité pour les autres organismes de l’entreprise. Ne pas suivre des avis et mettre la Société en difficulté crée un genre de responsabilité accrue.
Vous pourrez m’objecter qu’à contrario un avis erroné conduisant à une décision préjudiciable pourrait être reprochée au titulaire de la fonction actuarielle ? j’en doute et je conseillerais à un titulaire de la fonction actuarielle qui se trouverait attaqué sur ces bases de se refugier comme les agences de rating aux Etats Unis derrière le premier amendement et la liberté d’expression. Caveat emptor!
Le dernier paragraphe quant à lui est de nature très différente : il ne s’agit plus de donner un avis, de coordonner ou de comparer. Il faut garantir. Et cette garantie est donnée dans le domaine des méthodologies, des hypothèses et des modèles mais de manière restrictive puisqu’elle ne concerne que les provisions. Pour être réduite cette responsabilité n’en est pas moins importante. On se rappellera que la plupart des erreurs de notation des agences au cours des dernières années (et il y en a eu des CDO square chez Moody’s aux ReRemic chez S&P) sont des erreurs de modélisation.
Encore ne faut il pas oublier que les tests de validité des modèles relèvent de la fonction « gestion des risques » on voit donc que la responsabilité des actuaires est dans le texte de la directive étonnement réduite.
Une vision qui ne résistera peut être pas à la réalité…
Loin de consacrer une responsabilité étendue de la fonction actuarielle, la directive limite singulièrement ce rôle. Mais qu’en sera t il dans la réalité ? Cette vision réduite est elle tenable ?
Permettez moi d’en douter. D’abord le législateur a, selon moi, peu ou mal apprécié le rapport entre modèle de risque et actuariat chez les assureurs. Dans un CP terriblement contourné et au prix d’une gymnastique que je croyais réservée aux seuls casuistes, le CEIOPS a l’époque affirme que si l’article 48 parle de contribution de la fonction actuarielle au modèle de risque il ne faut pas en conclure qu’elle ne pourrait pas assumer la charge de conception du modèle de risque. Premier aveu à mon sens que les autorités voient mal comment séparer modélisation et fonction actuarielle. Lorsque le législateur évoque, par la suite, dans les articles 121 et suivants « les normes de qualité statistiques » attachées au modèle interne on comprend mal qu’il ne les ait pas explicitement mis entre les mains de la fonction actuarielle. La croissance de la modélisation aura tôt fait de ramener à plus de raison et se conclura à mon avis par une responsabilité accrue de la fonction actuarielle dans ce domaine.
Le deuxième doute est lie à la nature même des Conseils et de leur relation aux fonctions techniques. J’ai mentionné plus haut que le rôle de la fonction actuarielle n’est pas si différente de celle des augures et autres diseurs d’avenir. C’est bien ainsi (et heureusement) que les traite la directive. Cette vision fait toutefois fi de la relation qui s’établit trop souvent entre le décideur et le devin. Nous avons dit plus haut que ne pas obéir aux présages et aux avis des augures n’était pas sans danger. En sens inverse nombreux sont les décideurs qui viennent chercher chez le spécialiste non pas un avis mais une certitude qu’il ne pourra jamais leur donner. Je parie que certains décideurs sauteront vite le pas et verront au delà de l’avis une certification. Il sera donc impératif de clarifier ce rapport entre décideurs et experts.
En un mot la directive ne donne pas beaucoup de responsabilités au titulaire de la fonction actuarielle. Mais c’est à mon avis un leurre, un compromis politique qui ne résistera pas a l’épreuve des faits tant en ce qui concerne la psychologie des décideurs qui rendra vite l’actuaire responsable et coupable un jour des chiffres qu’en ce qui concerne l’équilibre des compétences internes liées à la modélisation.